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Braquage de Bank...sy ...

 

"Slave Labour", de Banksy. L'artiste britannique a peint ce pochoir sur un mur de Londres en juin 2012.

"C'est un garçonnet pieds nus, en chemise déchirée, cousant à la machine une guirlande de petits drapeaux anglais. Le pochoir s'appelle Slave Labour ("travail d'esclave"). D'un mètre carré environ, il a été peint en juin 2012 sur un mur de Haringey, dans le nord de Londres, pour se moquer des festivités du Jubilé de diamant de la reine.

 Les médias britanniques l'ont beaucoup montré. Son auteur est le plus coté et le plus célèbre des artistes de rue du Royaume-Uni, l'invisible Banksy. On retrouve sa patte : de l'émotion et un humour noir très politique.

Au cours du week-end des 16 et 17 février, Slave Labour disparaît, découpé dans le mur, à la grande surprise des habitants. Quelques jours plus tard, il est mis aux enchères pour 500 000 dollars (375 000 euros) sur le catalogue de la salle de ventes Fine Art Auctions Miami, aux Etats-Unis.

Aussitôt, Alan Strickland, membre du conseil du quartier de Haringey, écrit au Arts Council d'Angleterre, chargé de la promotion et de la défense des artistes anglais, pour lui demander de s'opposer à la vente. Il lance sur Twitter la pétition Saveourbanksy ("sauvez notre Banksy") : "La communauté de Haringey estime que cette oeuvre lui a été donnée gratuitement, et qu'elle doit la garder."

 LEVÉE DE BOUCLIERS

Rapidement, l'affaire du Banksy découpé de Londres agite la presse anglaise et américaine. Le propriétaire de Fine Art Auctions Miami, Frederic Thut, s'explique le 22 février au Guardian : "Il a été dit que l'oeuvre a été volée, c'est faux." Selon lui, "tout a été vérifié à 150 %". Slave Labour est en possession d'un "collectionneur bien connu", dont il refuse de donner le nom. Les jours suivants, dans un droit de réponse envoyé à plusieurs journaux, il précise : l'oeuvre a été vendue par le "propriétaire du mur". Tout est donc, selon lui, légal.

Début mars, pourtant, la vente aux enchères est annulée. Gênée par la levée de boucliers au Royaume-Uni, la galerie de Miami préfère attendre. Pendant ce temps, chez les artistes de rue, dans la presse, parmi les galeristes et les collectionneurs, on s'interroge. Le pochoir découpé appartient-il au propriétaire du mur ? A la communauté de Haringey, au titre de "bien public" ? Ou à Banksy ?

Qu'en dit Banksy lui-même ? Fidèle à sa légende de pirate de l'art, il parle quand bon lui semble, n'est représenté par aucun agent ; personne ne sait qui il est. La galerie de Miami affirme qu'il ne s'est pas manifesté.

Le site du pochoir, le 26 février 2013. Le pan de mur portant l'oeuvre de Banksy a été mis au catalogue d'une salle des ventes de Miami.
*** FOR FRANCE ***

 En fait, l'artiste est intervenu à sa façon : dans la rue. Fin février, le pochoir d'un rat noir d'une quinzaine de centimètres de haut apparaît à côté du trou où était peint Slave Labour . Ce rat porte une pancarte : "Why ?"

Est-il l'oeuvre de Banksy ? Très probablement, selon les connaisseurs. C'est bien l'un de ses rats gras, à longue moustache, portant un slogan, qu'il a peints ces dernières années dans tout Londres pour dénoncer la présence policière, le chômage ou les caméras de surveillance.

Toutes ces interrogations soulèvent une question de fond : à qui appartiennent les productions du street art - tous les graffitis, les tags, les pochoirs, les affiches, les sérigraphies, les muraux faits pour la rue, souvent apposés de manière illégale, et auxquels la société a longtemps refusé l'appellation même d'art ?

A LA LISIÈRE DE LA LÉGALITÉ

"C'est un art qui, par définition, porte atteinte aux droits de propriété, explique l'avocat Pierre Lautier, qui défend plusieurs artistes de rue. Le street art est toujours à la lisière de la légalité et ne peut prétendre être régi par le droit d'auteur classique. Les artistes ont pleinement conscience de ces contraintes. Comment pourraient-ils faire jouer leur droit d'auteur alors qu'ils risquent des poursuites pour dégradation de biens ?"

Tags et pochoirs sont en effet considérés en France comme du vandalisme par le code pénal, qui sanctionne "le fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain".

Leurs auteurs, pourchassés par les "brigades antitags" en France comme au Royaume-Uni, encourent une peine maximale de cinq ans de prison et une amende proportionnelle aux dégâts commis. Bien souvent, les tagueurs surpris écopent en fait d'un sursis, d'une amende ou d'un travail d'intérêt général.

DROIT PATRIMONIAL, DROIT MORAL

Pour certains avocats, cette interdiction légale a de lourdes conséquences sur le droit d'auteur des artistes, qui se divise en un droit patrimonial (vendre, reproduire et représenter une oeuvre) et un droit moral (défendre le caractère personnel de la création).

Selon Pierre Lautier, l'illégalité d'une oeuvre prive automatiquement l'artiste de son droit d'auteur. "Un arrêt de la Cour de cassation du 28 septembre 1999 précise qu'une oeuvre "bénéficie de la protection accordée par la loi sur la propriété littéraire et artistique" uniquement "en l'absence de preuve de son caractère illicite"."Pour lui, un artiste de rue ne peut donc pas revendiquer de droit d'auteur sur une oeuvre murale : elle appartient au propriétaire du mur.

L'avocat Emmanuel Pierrat, qui traite aussi des litiges du street art, n'est pas d'accord avec cette analyse. "Un artiste conserve un droit d'auteur qui prime sur le droit du propriétaire du mur, estime-t-il. Ce droit est reconnu par la convention de Berne modifiée, signée en 2012 par 165 pays."

Si, comme à Londres, le propriétaire découpe une création de rue pour l'exposer et la vendre, il malmène le droit moral de l'artiste, estime Me Pierrat. "Ce droit protège l'esprit d'une oeuvre et le contexte où elle s'inscrit. Si Banksy considère que Slave Labour est une oeuvre faite pour la rue et doit y rester, il peut porter plainte en Angleterre, où le droit moral de l'artiste est reconnu. Il pourrait attaquer au pénal ceux qui ont découpé la peinture et toute la filière qui a permis qu'elle soit sortie du Royaume-Uni."

Sur le mur londonien le pochoir d'une rat portant un écriteau " Why ? ", probablement aussi de Banksy.

MAQUIS JURIDIQUE

Si leurs positions diffèrent, les deux avocats s'accordent sur un point : le street art est un véritable maquis juridique. Le propriétaire d'une maison graffitée ou peinte sans son accord possède ainsi, selon Emmanuel Pierrat, "un statut légal bizarre" : il peut recouvrir toutes les peintures, même celles des célébrités du street art, sans être poursuivi pour destruction d'oeuvre d'art, mais il n'a pas aucun droit sur les oeuvres.

"Il existe un véritable vide juridique, ajoute Pierre Lautier. Le street art oppose droit d'auteur, droit pénal et droit de propriété. En cas de litige, ils s'affrontent."

De son côté, pour justifier sa mise aux enchères, la salle de ventes de Miami avance un argument de principe qui concerne le street art tout entier. Banksy aurait, selon elle, perdu son droit d'auteur parce qu'il a peint Slave Labour dans la rue, l'abandonnant en quelque sorte.

"C'est l'idée selon laquelle le street art serait une forme de "copyleft", une oeuvre laissée à disposition, en libre accès, comme certains logiciels informatiques, analyse Me Pierrat. Mais cela ne tiendrait pas dans un procès. Il faut un contrat signé pour reconnaître le copyleft, tout comme le copyright."

Ces principes valent pour la France et le Royaume-Uni. Mais la vente du Banksy découpé a eu lieu aux Etats-Unis, un pays qui ne reconnaît pas de droit moral aux créateurs.

Les marchands d'art américains affirment donc que si le propriétaire d'un mur leur confie une peinture, ils la possèdent. Banksy en a d'ailleurs déjà fait l'expérience : en août 2011, il avait bataillé contre les propriétaires et les galeristes américains au sujet de deux pochoirs réalisés en 2007 à Bethléem, en Cisjordanie - Stop & Search (un trompe-l'oeil montrant une petite fille fouillant un militaire) et Wet Dog (un chien s'ébrouant).

"PAS BESOIN DE L'AUTORISATION DE BANKSY"

Ces pochoirs avaient été découpés, puis exposées par la galerie Keszler, à Southampton, une des villégiatures préférées des traders de Wall Street. La pièce Stop & Search et son morceau de mur, qui pèse 1,4 tonne, n'a pas encore été vendue, mais elle a été estimée à 450 000 dollars (344 000 euros).

Interrogé par Le Monde, Stephan Keszler affirme être dans son droit : selon le galeriste, les pochoirs de Bethléem, qui étaient peints sur un arrêt de bus et sur le mur d'une boucherie, ont été découpés avec l'accord de la municipalité et des propriétaires du magasin par deux "entrepreneurs palestiniens".

"La loi est avec nous, nous n'avons pas besoin de l'autorisation de Banksy", conclut-il. Stephan Keszler va même jusqu'à estimer qu'en les acquérant et en les consolidant à grands frais, le galeriste les a sauvés. "Ces pièces fragiles auraient été rapidement détruites."

Les droits de Banksy n'empêchent pas Stephan Keszler de dormir. "Quand quelqu'un fait un graffiti, il sait qu'il défie la loi et abandonne tous ses droits, moraux et autres. Ce n'est pas une question de droit américain, mais global. Nous avons montré les Banksy à la Foire de Miami. Cinquante mille personnes les ont découverts alors que seulement quelques Palestiniens les voyaient, et qu'ils étaient voués à disparaître."

Selon lui, Banksy devrait même se féliciter de cette visibilité. "Banksy proclame qu'il s'oppose à l'establishment artistique, mais en réalité c'est un businessman avisé, ironise-t-il. Quand une de ses oeuvres est découpée, cela déclenche un fort mouvement de "hype" qui dope les ventes de ses peintures et de ses sérigraphies en galerie."

"GRAVES CONSÉQUENCES"

Banksy n'est pas de cet avis : il a clamé sur Pest Control, le site où il homologue les oeuvres qu'il reconnaît comme siennes, que les pochoirs de Bethléem étaient "sortis de leur contexte". Il a demandé à la galerie de les remettre en place.

"Nous avons mis en garde M. Keszler contre les graves conséquences de la vente d'oeuvres non authentifiées, mais il ne semble pas s'en soucier (...), écrivait-il le 31 août 2011 sur son site et sur ArtNet. Nous ne doutons pas que ces oeuvres reviendront le hanter."

Ce faisant, Banksy menace. Il entend rendre la vente difficile. Faute de pouvoir faire jouer son droit moral, il laisse planer un doute sur la paternité des oeuvres.

Comment se défendent les artistes dont on décolle, arrache ou découpe les oeuvres pour les vendre ensuite dans des galeries ? Jef Aérosol, pionnier du street art français, connu pour ses portraits de rue d'enfants assis, de Gandhi, Serge Gainsbourg et John Lennon, et pour le grand pochoir Chuuuttt !!! de la place Stravinsky, à Paris (une commande), ne se considère pas comme "volé". "On a arraché des palissades où je peignais. Je ne juge pas l'acte, du fait que je m'arroge aussi le droit de m'accaparer. Mais je ne suis pas un Bisounours. Quand quelqu'un cherche à revendre, je préviens la Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques."

"VANDALISME"

Christian Guémy, dit C215, 39 ans, peint sur les murs dans le sud de Paris des visages très expressifs, colorés, grandeur nature, de sans-abri, de réfugiés et d'enfants, souvent sur les portes des boîtiers électriques municipaux.

Depuis un an, certains arrachent ces portes pour les revendre. "J'ai été obligé d'arrêter de les peindre. C'est du vandalisme. Quand je peins dans la rue, je ne vandalise pas. J'ai été arrêté et jugé à Barcelone en mai dernier, ils m'ont relaxé en disant que j'embellissais la ville."

Ceux qui s'approprient le street art sauvent-ils les oeuvres ? "Pour moi, ils les détruisent. Nous choisissons nos lieux d'intervention, une oeuvre prend son sens selon la topographie. Et sa dégradation même fait partie de la poésie de cet art..."

Lire aussi : Ernest Pignon-Ernest : La disparition des images fait partie de mon travail

Selon Miss.Tic, réputée pour ses silhouettes féminines et ses slogans poétiques, il faut distinguer les oeuvres réalisées dans la rue et celles faites pour les galeries. "Une fois, j'ai surpris un type grimpé sur une échelle avec un seau d'eau et une éponge, décollant méthodiquement mon affiche. Je me suis fâchée. Je ne fais pas des oeuvres publiques pour qu'elles se retrouvent dans son salon. Un individu n'est pas le public."

Comment réagit-elle ? "Parfois, quelqu'un m'apporte un bout de palissade chapardé et me demande de signer. Je refuse. Le droit d'auteur n'est pas fait pour les chiens, merci Beaumarchais !"

En février 2013, des riveraisn protestent : le pan de mur où se trouvait l'œuvre a été découpé, et figure au catalogue d'une salle de vente à Miami (Floride).

BEAUTÉ ÉPHÉMÈRE

Le Français Zevs s'est fait connaître par ses interventions provocantes sur l'imagerie publicitaire, "l'autre art de rue, un art marchand mais légal". Il a peint des impacts de balle sur les photos de mannequins, fait dégouliner les logos des grandes marques, a "kidnappé" une immense bimbo des cafés Lavazza sur Alexanderplatz, à Berlin.

"La beauté de cette pratique est qu'elle est éphémère. Banksy a réalisé des pochoirs en forme de découpage, avec ciseaux et pointillés, incitant à l'appropriation de son oeuvre. C'est l'arroseur arrosé ! Au début, les graffiteurs ont donné du travail aux entreprises de nettoyage, maintenant les amateurs sortent leurs outils. Le cercle est plutôt vertueux."

Ce débat sur les droits du street art semble cependant s'apaiser. Les galeristes et les marchands d'art ont fini par passer des accords avec les artistes de rue les plus célèbres : nombre d'entre eux reproduisent désormais leurs oeuvres de rue sur des sérigraphies et des toiles pour les confier ensuite à des galeries.

Un grand pochoir sur carton de Banksy, Flying Copper, est ainsi parti pour 113 000 euros lors d'une vente chez Artcurial Paris, le 22 janvier. Ce jour-là, une boîte aux lettres de La Poste peinte par C215, réalisée pour la vente, quadruplait son estimation à 23 200 euros.

Un double portrait au pochoir de Warhol et Basquiat signé Jef Aérosol montait à 19 300 euros. Sur 330 oeuvres, dont beaucoup de sérigraphies, 76 % ont été vendues, pour un total de 1,2 million d'euros. Un record pour le street art.

Arnaud Oliveux, le commissaire-priseur, affirme qu'il n'est plus question, aujourd'hui, de vendre des oeuvres prises dans la rue. "Les artistes le tolèrent de moins en moins", dit-il. Pour lui, nous sommes sortis de l'époque où ce qu'il appelle "l'art urbain" était considéré comme illégal, où tout était permis pour les vendeurs.

PIÈCES SIGNÉES

"Depuis le succès mondial de Keith Haring et de Jean-Michel Basquiat dans les années 1980, on a vu apparaître des créateurs marquants, Ernest Pignon-Ernest, Space Invader, Kouka, JonOne... Cela continue avec Shepard Fairey, Os Gêmeos, Banksy. En France, plusieurs grandes expositions les ont consacrés, à la Fondation Cartier ou au Palais de Tokyo."

La plupart des marchands d'art prennent de moins en moins le risque de s'aliéner les artistes : ils ne vendent que les pièces reconnues ou signées. Quand on évoque l'affaire du Banksy découpé au codirecteur des ventes chez Christie's Londres, Lock Kresler, il confirme cette analyse.

"Nous ne vendons rien qui ait été enlevé à la rue, car nous ne voulons pas aller contre l'artiste. Nous faisons authentifier toutes les pièces qui nous sont présentées par son site, Pest Control." Même position chez Sotheby's et chez Phillips.

Réfléchissant à cette légalisation et cette reconversion marchande du street art, le philosophe Alain Milon, auteur de L'Etranger dans la ville. Du rap au graff mural (PUF, 1999), s'interroge : "On défie la loi tout en revendiquant une protection juridique, cela devient comique. L'art de rue a toujours été l'expression d'une résistance. Il doit le rester.""

D'après lemonde.fr

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